Reprendre notre destin collectif en mainpasse par le fédéralisme européen
A l'initiative de l'Union des fédéralistes européens - France (UEF-France) et de son Conseil scientifique, des intellectuels et des universitaires soulignent la nécessité de mettre en place un fédéralisme européen efficace au niveau européen.
Dans la presse et dans les débats politiques récents, les prises de position se multiplient pour ou contre le fédéralisme européen. Comme dans tous débats, les termes sont souvent détournés au profit des positions respectives.
Comme le rappelait Thomas Legrand dans son billet du 29 mai dernier dans Libération, le débat porte en particulier autour de la question de la souveraineté.
Un exemple notable en date est la tribune publiée le 24 avril dernier dans le Figaro et cosignée par un groupe élargi de cinquante personnalités, avec côte à côte, Arnaud Montebourg et Michel Onfray, Jacques Sapir et Nicolas Dupont-Aignan.
Les auteurs rappelaient que le Parlement européen, faisant suite aux demandes exprimées par les citoyens lors de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, avait adopté le 22 novembre 2023, une résolution sur la réforme des traités, traités adoptés depuis plus de quinze ans dans un monde radicalement différent et avec une perspective prochaine d’élargissement.
Ils en appellent à la souveraineté des peuples. Mais qu’est-ce que la souveraineté si ce n’est la capacité collective d’un groupe à déterminer son avenir ? Historiquement, le concept moderne de souveraineté est associé à la formation des Etats-nations et des grandes monarchies centralisées, désireuses d’affirmer leur puissance indépendamment de toute autorité extérieure, pontificale ou impériale. Mais à partir du XVIIIe siècle, dans le fédéralisme américain notamment, l’hypothèse d’une souveraineté partagée voit le jour. Or, quelle est aujourd’hui la souveraineté d’un Etat européen face à certaines multinationales ? Face à des Etats grands comme des continents, disposant de ressources naturelles (fossiles, minérales, hydriques, agricoles, etc.) dont nos approvisionnements dépendent ? Face à la criminalité et au terrorisme qui s’organisent à travers les frontières ? Enfin qu’est-ce que la souveraineté lorsque des responsables militaires affirment que notre pays serait capable, après quelques semaines de préparation, de défendre 80 kilomètres de frontière pendant une dizaine de jours ?
Si nous voulons être réalistes, nous devons nous rendre à l’évidence : les acteurs décident et agissent à des niveaux multiples, et si nous voulons avoir une prise sur notre destin en Europe, nous avons besoin d’un pouvoir à plusieurs étages, local, régional, national, européen et mondial. C’est à travers cette souveraineté partagée, mais clairement répartie et définie, que nous serons à même de reprendre notre destin collectif en main.
Ne pas confondre fédéralisme et jacobinisme
Les auteurs, enfermés dans leur vision franco-française, confondent fédéralisme et jacobinisme. Ils imaginent l’Union européenne comme une France en grand, super centralisatrice. Ce qu’ils critiquent pour le niveau européen, ils ne le critiquent pas, en revanche, au niveau français.
Or, le fédéralisme, c’est l’anti-jacobinisme. Les Etats-Unis ont inventé le fédéralisme au moment de leur indépendance en 1787 (convention de Philadelphie) pour être «à la fois un et treize». En vertu d’une telle décentralisation, brillamment analysée par Tocqueville, les Etats américains continuent à avoir des règles très différentes, qu’on le juge satisfaisant ou non, sur de nombreux sujets comme le droit à l’IVG ou la peine de mort.
Le fédéralisme européen constitue une chance pour que l’Europe agisse et se positionne sur les aspects où une approche continentale est nécessaire dans le monde actuel : la politique étrangère et de défense commune, la politique économique, monétaire et fiscale, la politique environnementale pour devenir leader de la transition écologique. C’est une occasion de redonner de la marge de manœuvre aux Etats sur des sujets qui leur sont propres, par exemple, l’éducation, la justice.
Si l’on veut que l’Europe cesse d’être un pouvoir essentiellement normatif, c’est-à-dire qui légifère, nous avons besoin d’un gouvernement européen capable d’agir, de mettre en œuvre, d’accompagner et d’adapter de manière souple. C’est ainsi que les politiques européennes peuvent devenir plus efficaces, plus agiles et nous permettre collectivement de répondre aux défis que nous rencontrons aujourd’hui.
Prioriser une défense européenne
C’est évidemment la question de la défense qui devient centrale dans le contexte actuel. Un récent sondage Elabe pour l’Institut Montaigne, présenté dans les Echos du 2 mai montre que les deux tiers des Français veulent une défense et même une armée européenne, jusqu’à 60 % pour les électeurs du RN. Or, il n’y aura pas d’armée européenne sans fédération. Les Etats-membres ont donné une illustration pathétique de la «souveraineté» lors du vote de la motion sur Gaza proposée par la Jordanie à l’ONU : 8 Etats ont voté pour, 4 contre et 15 se sont abstenus ; bel exemple d’affirmation géopolitique !
Les auteurs de l’appel veulent des référendums sans cacher qu’ils comptent sur une réponse négative. Ils critiquent, en fait, la méthode des petits pas. Or, ce que les fédéralistes prônent avec Altiero Spinelli, depuis plus de soixante-dix ans, c’est bel et bien, un grand pas, un recours à la démocratie. L’avancée fédérale doit se faire en impliquant les citoyens et les citoyennes de chaque pays sur la base d’une personne, une voix. Il nous faut donc une vraie «Constitution fédérale européenne» à soumettre à un référendum paneuropéen. Les Etats seraient libres ensuite de ratifier ou non leur appartenance. Ceux qui ne la ratifieraient pas, ne feraient pas partie du nouvel ensemble et resteraient associés selon des modalités à définir. Cela n’empêcherait donc pas les autres de se donner les moyens d’assurer une souveraineté collective pour continuer à affirmer nos valeurs européennes dans un monde instable et menaçant.
Ceci est d’autant plus urgent que la demande d’élargissement est pressante, de Kyiv à Tbilissi, nous ne pouvons pas agir comme si le rideau de fer existait encore. Construire la souveraineté européenne, c’est redonner à nos démocraties la possibilité de survivre face à la menace des empires.
Signataires
- Céline Spector Professeure des universités (philosophie) à Sorbonne Université
- Robert Belot Professeur des universités (histoire) à l’université de Saint-Etienne
- Yann Moulier-Bountang Professeur des universités émérite (sciences économiques) de l’université de technologie de Compiègne
- Matthias Waechter Historien, directeur du Cife de Nice
- Alexandre Melnik Professeur de géopolitique à l’ICN Business School, ancien diplomate
- Ghislaine Pellat Enseignante-chercheuse (sciences de gestion) à l’université Grenoble-Alpes, présidente de l’Erecco
- Christophe Chabrot Maître de conférences HDR (droit public) à l’université Lyon-2
- Thomas Guénolé Politologue et professeur affilié à EM Lyon Business School
- Arvind Ashta Professeur de finances à la Burgundy School of Business
- Guillaume Ancel Ancien officier et écrivain français
- Gaëlle Marti Professeure des universités (droit) à l’université Lyon-3, directrice du Centre d’études européennes
- Jacques Percebois Professeur émérite (sciences économiques) de l’université de Montpellier
- Frédérique Berrod Professeure des universités (droit) à Sciences-Po Strasbourg, professeure invitée au Collège d’Europe de Bruges
- Daniel Fischer Maître de conférences (histoire) à l’université de Lorraine
- Michel Catala Professeur des universités (histoire) à l’université de Nantes.